En parlant ici de forêt, l’idée serait de souligner que la réalité qu’elle recouvre n’est pas seulement biologique, écologique, mais largement symbolique et culturelle. L’histoire de la forêt n’est pas faite uniquement de l’histoire des arbres mais de l’histoire des hommes qui y ont vécu et qui y vivent encore. Nous avons des usages de la forêt, nous en avons une mémoire, nous en avons une culture populaire, et il n’est qu’à voir comment sont encore vivants les contes, les rites et les légendes qui tournent autour d’elle (avec les carnavals et les figures de l’homme des bois, de l’homme sauvage par exemple dans les pays de montagnes) pour comprendre que l’imaginaire de la forêt n’est pas mort, et qu’il ne cesse de se réinventer à l’aune du présent. Ce que le projet d’E.on signifie, derrière l’exploitation de la biomasse ligneuse, c’est aussi d’abattre cette mémoire et cet imaginaire. Les différentes luttes territoriales qui aujourd’hui marquent notre époque comme celles de Notre Dame des Landes, du Val de Suse ou récemment la lutte victorieuse de la ZAD du Tronçait dans le Morvan, ont réussi d’une certaine manière à revivifier cet imaginaire, celui des peuples des forêts. Imaginaires d’hommes et de femmes qui ont vécu de la forêt et en ont tiré tant un refuge qu’un lieu de résistance (comme y fait sens l’histoire des maquis et des partisans). Ici, couper la forêt cévenole serait couper la puissance de cette mémoire et la possibilité qu’elle frappe à nouveau les imaginaires d’un désir de vaincre. Les extraits qui suivent, tirés de textes ou d’ouvrages liés à la forêt, auraient pour but précisément de faire revivre cet imaginaire, qu’il se diffuse, qu’il résonne et vienne frapper EON.
a) Extrait du livre de Jean-Robert Pitte : Terres de Castanide – Hommes et paysages du Châtaignier de l’Antiquité à nos jours, Fayard 1986.
« Le châtaignier, l’arbre de la liberté ? C’est un peu dans l’imaginaire traditionnel, mais beaucoup plus dans ses prolongements contemporains, comme on le verra, qu’il faut placer l’association mentale du châtaignier et de l’indépendance, de la liberté, de la résistance à l’oppresseur. Cette idée a été caressée d’abord par les camisards cévenols. La Cévenole qui témoigne de leur épopée des années 1702-1704, évoque les « vieux châtaigniers aux bras tordus ». les assemblées du désert qui chaque année, au Mas-Soubeyran à Mialet (Gard), perpétuent le souvenir de ces événements se tiennent sous les châtaigniers qui rappelle la guerre des forêts, la valeur nourricière de leurs fruits qui ont permis aux camisards de subsister et, plus symboliquement, les oliviers des vergers bibliques.
Même sentiment chez les Corses, qui associent explicitement au châtaignier, et depuis longtemps, la résistance de Paoli à Gênes. Une montagne est déjà difficile à conquérir. Lorsque en outre elle est nourricière, les retranchés qui la parcourent deviennent inexpugnables. L’abbé Girolami observe : « les châtaigniers et les chèvres ont été aussi utiles à la liberté que le fer et le plomb, car lorsque les patriotes étaient obligés de se réfugier dans les lieux
les plus inaccessibles des montagnes, et quand ils y étaient bloqués par leurs ennemis, les châtaignes, le lait et la chair des chèvres les nourrissaient, et alimentaient ainsi le feu sacré de la patrie et de l’indépendance. » Ardouin-Dumazet renchérit : « Partout où abondait le châtaignier, il se créait comme un réduit pour la défense. » Il explique même par l’obstacle stratégique qu’elles constituaient la décision du gouvernement français d’interdire l’extension des châtaigneraies. Et Raoul Blanchard d’ajouter : « Ici (…) était donc le réduit de l’indépendance corse, le pays nourricier qui se riait de ses agresseurs. Ce n’est pas par hasard que le héros de l’indépendance, Paoli, se trouve avoir été un homme de la Châtaigneraie, né à Mrosaglia, à son extrémité occidentale. » Un dernier exemple illustre cette aptitude à soutenir les résistances montagnardes : celui de la Crète. Pendant le soulèvement contre les Turcs de 1866-1869, ces derniers tentèrent d’affamés les insurgés en brûlant les récoltes, mais aussi en coupant les arbres nourriciers. Victor Hugo s’en émut et écrivit une lettre publique d’encouragement aux Crétois, lettre dans laquelle il apostrophait les puissances occidentales : « Vous négociez ! Pendant ce temps-là, on arrache les oliviers et les châtaigniers. »
b) Extrait du livre de Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Flamarion 1989.
« Pendant le haut Moyen Age les vastes forêts de l’Europe du Nord couvraient le continent de leurs dômes de ténèbres, dans l’indifférence du temps. Des colonies grandes ou petites s’y nichaient çà et là, perdues dans les ombres du déclin de l’Antiquité. Pour le nouvel ordre social médiéval qui se réorganisait sur la base de nouvelles institutions féodales et religieuses, les forêts étaient foris, à l’extérieur. C’est là que vivaient les proscrits, les fous, les amants, les brigands, les ermites, les saints, les lépreux, les hommes sauvages. Où pouvaient-ils aller? Échapper à la loi et à la société des hommes, c’était se retrouver dans la forêt. Mais la vie dans la forêt était inqualifiable. Dans la forêt, on perdait toute humanité, on ne pouvait être qu’en deçà ou au-delà de toute humanité. Renaud de Montauban, épopée médiévale décrivant les privations endurées par une bande de voleurs, émut ses lecteurs de pitié pour les proscrits des forêts, tout comme un documentaire télévisé sur les sans-abris émeut les Occidentaux d’aujourd’hui. Contraint de reconnaître la misère que cachait la forêt, le public ressentit une certaine honte.
L’église chrétienne qui visait à unifier l’Europe sous le signe de la croix était fondamentalement hostile à cette barrière impassible de nature inculte. La bestialité, la chute, l’errance, la perdition, telles sont les images que la mythologie chrétienne associera de plus en plus aux forêts. D’un point de vue théologique, les forêts représentaient l’anarchie de la matière, avec toutes les images de sombre incomplétude associées à ce concept néoplatonicien rapidement adopté par les Pères de L’église. Étant l’envers du monde pieux, les forêts étaient considérées par l’église comme les derniers bastions du culte païen. Dans les ténébreuses forêts celtiques régnaient les druides; dans les forêts d’Allemagne étaient des bois sacrés où des barbares infidèles se livraient à des rites païens; dans ces forêts nocturnes, en marge de la ville, les sorciers, les alchimistes et les farouches survivants du paganisme concoctaient leurs méfaits. L’église avait de bonnes raisons de suspecter ces asiles. D’anciens démons, fées et esprits de la nature hantaient toujours les bois traditionnels, dont les ombres protectrices permettaient à la mémoire populaire de garder et de perpétuer des liens culturels avec le passé païen. » pp.99-100
c) Extraits de Forêt -pistes à dégager.
« Le pouvoir a toujours eu des rapports d’inclusion/exclusion à la forêt, dès qu’il a voulu l’habiter, comme si sa » matrice » lui était offerte et interdite à la fois. « Durant leur enfance Romulus et Remus trouvèrent refuge dans les forêts du Latium, mais quand Romulus fonde la ville là où il avait été élevé, il crée un asile dans une clairière. Ceux qui pénétraient dans le cercle de la cité venaient s’y protéger de la forêt qui devint la lisière, la marge contre laquelle fut défini l’espace civique strictement institutionnel. Dans la religion romaine, le dieu des frontières sacrées est Silvanus, divinité des contrées sauvages, et historiquement les frontières naturelles de la res publica romaine furent tracées à la lisière des forêts non domestiquées qui, dans le droit romain antique, avaient le statut de res nullius (n’appartenant à personne). Le domaine public romain, celui qui couvre la juridiction civile, comprenait la cité sacrée ainsi que les propriétés rurales des praticiens, mais il ne s’étendait pas au-delà de l’orée des bois. De fait, on appelait souvent les forêts locus neminis, lieu n’appartenant à personne (il est probable que le mot latin nemus qui signifie bois, vient de nemo, qui signifie personne). La forêt et la cité étaient donc ainsi rigoureusement opposées l’une à l’autre. Dans la forêt on n’étaient personne – nemo. La res nullius se dressait contre la res publica, de sorte que la bordure des bois délimitait les frontières naturelles de l’espace civil. » Robert Harrison, Forêts . Cela est d’une importance capitale pour saisir une certaine spacialisation du pouvoir. Il n’y a pas de pouvoir qui n’ai imaginé le rapport aux lieux autrement que par la polarisation entre son centre et ses marges. La clairière-la forêt, la cité-le sauvage. Ce qui fuit ne pouvant résider qu’à l’extérieur du pouvoir, à sa bordure, mais y résider tout en gardant un certain lien avec lui. Être exclu, mais dans une forme d’inclusion. C’est aussi ce que montre l’histoire de l’homme-loup, du hors la loi, du bandit, ou du banni qui sont toutes des figures limites de la politique. « La figure d’un humain rendu à la nature, mi-homme, mi-animal; non pas un criminel qui fait face à la loi, mais un outlaw qu’animalise son déplacement de la cité vers la forêt, son retranchement de la vie commune. L’essentiel n’étant pas la sanction qui le frappe (puisqu’il n’y a pas de tribunal, pas de jugement), c’est un devenir totalement autre qui l’affecte. » Brossat, Le corps de l’ennemi. Ces figures limites ne sont pas exterminées mais placées hors-champ, hors du champ conventionnel de la loi, hors du champ normal de la cité. Et l’histoire des carnavals populaires, des insurrections paysannes, des révoltes de bandits, aura peut-être été le retour fulgurant de ces figures au sein même de la cité, comme revenues la hanter. Là, le statut du bandit n’est pas à prendre comme une malédiction mais bien comme une chance. Le bandit, qui n’est plus un bout de nature sauvage sans lien aucun avec le droit et la cité (figure romantique), devient un seuil d’indifférence et de passage entre l’animal et l’homme, la forêt et la cité, le masque et le visage. Sa chance est d’habiter paradoxalement dans ces deux mondes à la fois et d’en tirer des effets de ruse et de contagion dès plus opérants. C’est à ces seuils qu’il faut porter attention lorsqu’on parle de la forêt, des seuils non comme des moments de fermeture sur l’une ou l’autre catégorie (trop homme ou trop loup, trop honnête ou trop bandit, trop invisible ou pas assez), mais justement comme un des moyens de rendre commun le visage du masque. C’est une réplique de Marcos depuis la Lacandon : « Nous avons du cacher nos visages pour qu’on nous regarde ». »
d) Extrait de la postphase d’Henri Plard traducteur du Traité du rebelle ou le recours aux forêts.
« J’ai traduit par « Rebelle », faute d’un équivalent français tout à fait exact, le mot allemand de Waldganger, emprunté lui-même à une coutume de l’ancienne Islande. Le proscrit norvégien, dans le haut Moyen-Age scandinave, avait « recours aux forêts » : il s’y réfugiait et y vivait librement, mais pouvait être abattu par quiconque le rencontrait.
Il serait aussi facile que vain de citer les « Rebelles » qui, à diverses époques, ont élu la solitude, la misère et le danger, plutôt que de reconnaître une autorité qu’ils tenaient pour illégitime, Robin Hood et ses compagnons, le Grand Ferré, les Camisards, et bien entendu les Résistants de la dernière guerre. Le Partisan est le Waldganger oriental, comme le Maquisard est le Rebelle du Midi. Tous ces termes eussent fixé l’esprit du lecteur sur une réalité historique, alors que le Waldganger de Junger est une « figure », au sens que notre auteur donne à ce mot : intemporel, de sorte qu’il peut et doit être actualisé à tout moment de l’histoire. « Proscrit » eût été conforme à la tradition ; mais le proscrit subit passivement son exclusion d’un groupe alors qu’on devient Waldganger par libre choix, par protestation : j’ai donc préféré le terme de « Rebelle ». »
e) Première ébauche d’une bibliographie pour une étude sur la forêt.
- R. Assunto, Retour au jardin.
- Haudricourt, L’hommme et les plantes cultivées.
- E. Junger, Traité du rebelle ou le recours aux forêts.
- P. Clastres, Chronique des indiens Guayaki.
- P. Sahlins, Forest Rites.
- Tocqueville, Quinze jours au désert.
- L.Masson, Les enfants sauvages.
- C. Chalvet, Une histoire de la forêt.
- J. Brosse, Mythologie des arbres et Les arbres de France, histoire et légendes.
- R. Dumas, Traité de l’arbre.
- Vernant, Figures, idoles, masques.
- B. Hell, Sang noir, forêt et mythe de l’homme sauvage.
- E. Dion, Le Peuple de la forêt.
- A Corvol L’homme aux bois, histoires et relations de l’homme et de la forêt 17è-20è siècle.
- R. Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental et Jardins Essai sur la condition humaine.
- J. C. Scott Zomia ou l’art de ne pas être gouverné.