Sur le plateau de Millevaches en Corrèze, quelques habitants ont essayé de comprendre ce qui se jouait dans leurs forêts. Dans une récente brochure sur l’état de leurs forêts et de leurs devenirs possibles, ils développent une approche plus sensible des problèmes qui se posent et proposent quelques pistes pour pouvoir en sortir.
Voici quelques réflexions extraites de cette brochure qui au de là de la singularité de la situation du plateau de Millevaches sont exemplaires d’une situation plus générale et pourraient nourrir et amplifier nos propres réflexions et projet d’actions :
a) Extrait : Introduction.
« Annonce par le ministre de l’Agriculture d’une nouvelle loi forestière, imminence du nouveau Plan pluriannuel régional de développement forestier (PPRDF), audit de la filière bois du Massif central par l’Etat publié en janvier 2012, discours programmatique d’Urmatt prononcé en mai 2009 par Nicolas Sarkozy, sur la nécessaire adaptation de la filière bois française à la mondialisation ; communication à outrance depuis quelques mois par le lobby forestier dans la Montagne et le Populaire du Centre, ballet incessant des grumiers chargés à plein, installation des trois usines de cogénération à Limoges, Egletons et Moissannes consommant annuellement 400.000 tonnes de bois, ballet continu des camions de bois emportant la forêt du plateau… Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il se passe quelque chose à propos du bois en Limousin, et donc fatalement autour des forêts du plateau de Millevaches, qui produisent, sur 20% de la surface de la région, plus de la moitié de son bois.
Dans ce concert, on entend la voix de l’État, des professionnels de la filière bois, des organisations de propriétaires, de toutes sortes d’experts. Comme il est de coutume sur la plupart des sujets qui les concernent, il n’y a qu’une seule voix que l’on n’entend jamais, c’est celle des habitants, de ceux qui vivent au beau milieu de ce « massif forestier » qui suscite tant de convoitises et de spéculations.
Nous ne prétendons pas représenter tous les habitants du plateau, ni même l’opinion moyenne de ceux-ci. Nous nous sommes seulement penchés en profanes sur ce qui nous entoure tous les jours. Nous avons cherché à comprendre l’histoire humaine qui se cache sous les dehors faussement naturels du paysage, à déchiffrer les intérêts, les conceptions et les discours qui s’incarnent dans une « futaie régulière » de Douglas, une « coupe rase » ou un puy recouvert, sans ordre apparent, de feuillus dits « de qualité médiocre ». Il nous est alors apparu que notre plateau, prétendument si éloigné de tout, était traversé jusqu’en son cœur par la dynamique actuelle du capitalisme. (…)
C’est tout un paysage qui nous est devenu lisible. Là où le lobby forestier à tendance à ne voir que des arbres plantés dans un désert humain, et où nous autres habitants nous avons tendance à envisager notre vie comme se déroulant sur le fond d’une « nature » indifférente, nous avons découvert que l’état de la forêt, au fil de l’histoire, ne faisait qu’exprimer la façon dont le plateau était habité. L’état de la forêt est le reflet fidèle de notre rapport au territoire. »
b) Extrait : Le dogme du champ d’arbres.
« Depuis que le plateau s’est vu attribuer une vocation de production forestière, une certaine forme de gestion de la forêt s’est mise en place. Cette forme n’est ni la norme (il existe plusieurs manières de faire pousser des arbres pour les exploiter par la suite), ni une nécessité (aucune spécificité locale ne justifie que ce mode de gestion ait été choisi plutôt qu’un autre).
Pour synthétiser le fonctionnement le plus courant de l’exploitation forestière sur le plateau, il suffit de présenter ce que les experts forestiers nomment la futaie régulière mono spécifique : cette futaie (ensemble des arbres, c’est à dire des fûts exploitable) est dite régulière parce que les arbres qui la composent sont de diamètres similaires, et mono spécifique parce que tous les arbres en question sont de la même essence (dans le cas du plateau, il s’agit du Douglas).
On voit tout de suite que ce mode de culture correspond aux attentes d’une exploitation de type intensif et industrielle, qui depuis les années 2000 s’est puissamment mécanisée. En plantant côté-à-côté plusieurs hectares d’arbres de même essence et en même temps, on vise en effet à s’assurer plusieurs conditions de « récolte » : d’une part qu’ils seront arrivés au même moment à une taille suffisante pour être coupés ; d’autre part que l’on pourra couper tous les arbres en une seule opération. Un tel mode de culture permet de rentabiliser au maximum, autant la coupe des arbres que leur transport. Les abatteuses sont utilisées pour couper toute une parcelle en même temps et les transporteurs (grumiers) sont assurés d’être replis lorsqu’ils repartent. (…)
Ce type de plantation est loin d’être la seule manière de faire croître une forêt, mais il est presque le seul à permettre une exploitation de type « coupe rase ». On pourrait ainsi mentionné la futaie irrégulière, dont les arbres ne sont pas tous de même âge, ou même la futaie mélangée, qui accueille plusieurs essences différentes ; de telles modes de culture même s’ils n’interdisent pas les dérives mécanistes industrielles, montrent déjà un respect plus élevé pour l ‘écosystème complexe qu’est la forêt. In fine, et quelles que soient les dénominations techniques, c’est à cet endroit que se situe l’opposition essentielle : entre un mode de gestion intensif et lourdement mécanisé, actuellement dominant, qui permet de récolter les arbres comme on récolte un vulgaire champ de mais, et toutes les techniques autres (y compris celles qui permettent « d’irrégulariser » une futaie régulière de manière à ce qu’elle accueille des essences mélangées), actuellement minoritaires et rejetées par l’industrie pour des raisons évidentes ; des techniques qui demandent des interventions précises et délicates, et un suivi attentif de quasiment chaque arbre, permettant un abattage sélectif qui ne transforme pas la forêt en un champ de ruines. ».
c) Extrait : Ne devenons pas les indiens du plateau : sortons de notre réserve !
« Les grandes étendues « nordiques »qui sont la toile de fond et la beauté de notre vie quotidienne sur ce plateau, se révèlent à une étude approfondie guère plus poétiques que les champs de maïs industriel qui occupe l’horizon dans les grandes plaines de Charente.
Au fil des générations l’enrésinement est allé de pair avec la fin des communaux et des sectionnaux, avec toute la vie sociale paysanne qui faisait leur raison d’être. La « désertification » rurale a fait le reste, dissociant de plus en plus propriété foncière et habitants. On compte aujourd’hui 40.000 habitants sur le périmètre du PNR, et 20.000 propriétaires forestiers, dont l’écrasante majorité ne compte plus parmi les dits habitant du plateau.
En l’espace d’à peine quatre générations, on ne peut que constater cet effet de balancier malheureux qui a vu la propriété foncière passer d’un régime féodal (domaines des nobles locaux et communaux hérités du Moyen-Age) à la petite propriété paysanne, pour repasser presque aussi sec à une propriété d’ »actionnaires distants » de lointains héritiers de paysans, ou des investisseurs dé-territorialisés qui ont un rapport à leurs propriétés foncières et forestières équivalant au mieux à un livret A, au pire à un portefeuille d’actions.
Nous autres, les habitants anciens et nouveaux, nous nous retrouvons dans le statut peu enviable de gardien de parc, à vivre au beau milieu d’un territoire capitalisé par des propriétaires absentéistes. Un environnement sur lequel nous n’avons aucune forme de pouvoir.
Reprendre ce pouvoir réclame de comprendre ce qui non seulement nous prive de l’usage de notre environnement immédiat, mais nous amène très concrètement à subir l’acidité des sols, les routes régulièrement défoncées, la présence des pesticides, la stérilisation des cours d’eaux, les taux alarmants d’aluminium dans l’eau du robinet ou les paysages mis à mal. Dans la situation actuelle du plateau la chose n’est pas aisée. La propriété foncière et forestière y est morcelée en une multiplicité de parcelles. Leurs propriétaires n’ont, pour la plupart, pas d’idée précise de la valeur marchande de leur « capital » et, surtout, de la manière de le gérer. Bien souvent, ils n’ont guère d’autre choix que de s’en remettre quasi aveuglément à l’expertise des coopératives forestières qui sont de fait les vrais gestionnaires de la forêt privée du plateau.
Les coopératives et les grosses scieries proposent à des propriétaires sous-informés leur mode d’exploitation industriel qui passe par la coupe rase et qui ne tient qu’à coup de subventions et d’externalisation des coûts annexes. Ce qui revient à mettre sur le dos des propriétaires, et surtout des collectivités, les coûts de remise en état des terrains et des voies d’accès, ou même la création de pistes forestières là où elles font encore défaut.
Que faire donc face à ce qui ne semble être qu’une conséquence malheureuse du cours des choses, qu’un effet indirect de la propriété privée, avec les logiques d’intérêts qu’elle suppose ? Si l’histoire du XXe siècle sur le plateau aura été celle du communisme rural, de la forêt paysanne, des maquis ou des réfractaires à la guerre d’Algérie, elle aura été simultanément celle de son enrésinement en vertu d’intérêts économiques parfaitement étrangers aux habitants. Un enrésinement qui ne fut pourtant pas toujours le bienvenu, puisque dès 1977 eut lieu sur le plateau une grande marche de protestation. Point d’orgue d’un vif débat sur le remplacement d’un village entier par une forêt de plantation (un village dont les promoteurs de la forêt industrielle n’avaient pas hésité à dégrader les maisons pour se faire une place), la marche des Bordes rassembla alors plusieurs centaines de personnes.
Ce qu’il s’agit aujourd’hui d’amorcer, c’est le retour de la question de la forêt dans celle d’une « communauté d’usage » à l’échelle du territoire. Qu’on l’envisage comme « cadre de vie », « ressource locale en énergie bois », « ressource locale pour l’éco-habitat », « gage d’autonomie énergétique pour le plateau et ses habitants », « diversité paysagère », voire simplement comme « forêt d’agrément » ou comme « milieu propice tant à la chasse qu’à la cueillette », la défense de cette richesse commune est un élément essentiel sur le chemin d’une reprise de pouvoir sur nos existences.
Cette reprise de pouvoir à laquelle nous appelons, peut entre autre passer par la diffusion d’une culture populaire de la forêt parmi les habitants et propriétaires forestiers, comme y travaillent déjà certaines structures telles que le Réseau pour les Alternatives forestières, ou plus localement Nature sur un plateau. Elle passe aussi, plus concrètement, par la mise en place d’outils collectifs qui nous sortent de l’impuissance geignarde à laquelle le fonctionnement actuel de la filière bois limousine semble nous avoir condamnés.
Il y aurait sans doute encore beaucoup de choses à penser et à discuter autour de cette question. Voici toutefois quelques pistes qui nous semblent pouvoir répondre en partie au problème :
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Acheter collectivement des parcelles forestières pour expérimenter et développer une exploitation respectueuse des rythmes réels de la forêt, différents de ceux d’un champ de maïs qu’on moissonnerait tous les trente cinq ans. Un mode d’exploitation soucieux des usages (bois de chauffe, bois d’œuvre, chasse, agriculture, champignons, ballade…) et qui ne néglige pas les aspects faunistiques, floristiques, paysagers. Depuis 2003, une telle structure a vu le jour dans le Morvan : le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan, il gérera bientôt neuf forêts sur un total de 170 hectares.
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Lever des fonds pour soutenir l’émergence d’autres formes d’exploitation forestière et d’entreprises formées et équipées à cette fin : désescalade en termes d’ équipement machinique favorisant des modes d’exploitation légers, de moindre impact sur le milieu. Des exemples de telles structures existent déjà comme la SARL Eurosylva qui pratique des modes d’exploitation basés sur le travail de la tronçonneuse, les méthodes douces de débardage, et excluant les coupes rases. A remettre en selle de telles approches, on se rendra compte que le fonctionnement actuel de la filière bois a bien plus supprimé de métiers qu’elle n’en a créé.
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Favoriser l’échange d’informations et de savoir-faire sur les différentes approches et techniques d’exploitation forestière à destination notamment des propriétaires. Organiser la diffusion des enseignements nécessaires. Ce type d’action est déjà mené par des associations comme « Forêts sans âge » basée au nord de la Dordogne.
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Envisager l’établissement d’un « bilan de santé » des sols et des eaux du plateau, mis à l’épreuve par plusieurs cycles de plantation industrielle (…)
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Imaginer à nouveau des formes de mobilisation collective des habitants propres à appuyer cette reprise en main. On peut à ce titre rappeler la manifestation des Bordes déjà évoquée, ou bine plus récemment, la levée de boucliers qui a permis d’éviter la coupe d’un hêtre plusieurs fois centenaire à Rempnat : de telles actions montrent qu’il n’est même pas nécessaire d’être dotés de leviers économiques pour intervenir sur la question forestière.
Par-delà telle ou telle initiative concrète, ce qui est en jeu ici, c’est une mutation de notre rapport à ce qui nous entoure. Là où existe une véritable « culture de la forêt », on ne traite pas des parcelles plantées en vue de leur seule valorisation marchande sur un mode standardisé, on prend soin quasi-individuellement de chaque arbre, en vue d’en faire un bel arbre, beau à couper comme à voir. De la même manière, si près de 40% des forêts du plateau appartiennent à des propriétaires qui ne s’en occupent guère, c’est que cette propriété est moins affaire d’appât de gain qu’une façon pour des héritiers citadins attachés à leurs racines de conserver symboliquement un pied sur le territoire et dans la société paysanne dont ils sont issus. Il faut partir de la nécessité d’un tel attachement et faire comprendre à ces absents que le pays dont ils veulent le bien pourrait bien crever de leur négligence et du conformisme avec lequel ils laissent exploiter leurs parcelles. Nous voulons que le bois qui pousse ici enrichisse le territoire lui-même et non l’ex-PDG de la Goldmann Sachs. Nous voulons un plateau vivant, et il ne le sera que par l’insoumission à la logique actuelle qui régit nos forêts ».