Autour des discussions été 2011 en Cévennes [ jardin – champ – forêt ]
Forêt
(quelques pistes à dégager)
« Historiquement, les pôles les plus tenaces de résistance à la civilisation (je ne parle pas de la seule civilisation occidentale) et des croisades religieuses (jihad en Orient) se sont constitués dans un cadre qui a toujours évoqué la tradition et la magie, j’ai parlé de … la forêt. Qu’il s’agisse des immensités boisées du Nord et du Nord-Est de l’Europe, dont les habitants résistèrent avec une légendaire férocité à l’extension du christianisme militant; ou de l’incapacité radicale de l’Islam, cette religion à l’époque si sophistiquée et conquérante, à pénétrer les forêts d’Afrique, les forêts ont toujours érigé un rempart contre les façons nouvelles d’organiser la société – ou contre le progrès, et c’est à dessein que j’emploie ce mot devenu si peu tendance. La forêt et toute sa violence, son opiniâtreté – qui la rendent si mystérieuse – ont tenu en échec même les guerriers islamiques, qui avaient pourtant conquis presque le monde entier (et l’on voit aujourd’hui encore que les régions les plus attachées à leurs folklore et traditions sont celles d’Europe de l’Est, couvertes de forêts). Quel rapport avec la guérilla urbaine? Ah, mes amis – les forêts modernes sont les ghettos musulmans de nos grandes villes. Je crains fort que, de Karachi à Marseille, les zones urbaines où se concentrent les populations humiliées et en colère, où se rassemblent étrangers et indésirables, soient devenus les nouvelles forêts du monde – de plus en plus imperméables aux idées progressistes, et où même la police n’ose plus s’aventurer. La ville représente à la fois la plus belle réalisation de l’humanité et c’est aussi le nouvel ennemi de la civilisation. Les tribus de la forêt ont trouvé leurs équivalents modernes au sein des tribus furieusement exclusives et intolérantes qui hantent les arrondissement de la périphérie de Paris, à Bagdad ou au sud de Téhéran. »
Bienvenue dans les vraies guerres, entretien avec Ralph Peters, Défense et sécurité internationale n°21 2006
[Le rêve monstrueux de la métaphysique]
Il y a des lieux qui sont comme des limites. Non pas où ça s’arrête mais où quelque chose commence à être. Des lieux abruptes et pourtant praticables. Des lieux rapides mais qui savent se faire immobiles. Des lieux désertiques qui sont éminemment peuplés. Des lieux d’une extrême exigence mais aussi d’une folle légèreté. Où les ascétiques sont des stratèges. La forêt est l’un de ces lieux. Ce n’est peut-être pas un paradoxe si notre époque voit dans un espace aussi « magique », aussi « mystérieux », les lignes de fracture les plus nettes. La forêt est traversée par des blocs tactiques, tout un champ de rapports de force s’y livre bataille. Pour les experts de la contre-insurrection comme pour nous. Mais d’une toute autre manière, à travers une toute autre intelligence. Le pouvoir com-prend la forêt, comme il comprend l’en dehors, la ban-lieue, c’est-à-dire toujours en les capturant, en les englobant, en les neutralisant. Mais il ne peut les saisir. Il peut bien les analyser dans ce qu’il appelle le nouvel art opératif mais il ne les touche pas. Il peut bien les gérer comme il gère les populations sur une certaine zone de son territoire, mais il leur reste essentiellement étranger. Là où le pouvoir voit un phénomène à expliquer, nous devons au contraire saisir l’incommensurable, ce qui reste malgré toute explication, après tout calcul, toute gestion. La forêt n’est pas un donné, quelque chose qui pourrait être cartographié une fois pour toute dans l’ordre d’un discours ou d’une représentation. La forêt naît lorsqu’un rapport particulier aux êtres et aux choses fulgure quelque part. Cela les émeutiers des « tribus urbaines furieusement exclusives » le savent mieux que les forces anti guérilla. Il le savent par connivence. Et toutes les « mises en situation », tous les déchiffrements de la « grammaire insurrectionnelle », tous les « retours d’expérience » n’y changeront rien. Entre connaître et être de connivence il y a tout l’écart entre un rapport au monde déjà réparti et des affinités qui se cherchent, s’agencent. Une tribu précisément, lorsqu’elle part à la chasse ou lorsqu’elle déplace un campement nomade ne se déplace pas dans l’espace comme s’il s’agissait d’une dimension homogène et vide à investir. Une tribu fait advenir un territoire qu’elle éprouve, qu’elle éprouve sensiblement. Une « tribu urbaine » sait aussi cela : aller à tel endroit à tel moment, par telle ou telle rue, se défendre ensemble, savoir marcher, courir, savoir franchir les obstacles en tenant compte des proches, avec un tel et une telle ici, penser le matériel, prévoir les tours ou les détours nécessaires … sur un mode tel que la vie ne peut plus être séparée des espaces qu’on parcourt et y acquiert ainsi une toute autre intensité. C’est cela être d’une vallée ou être d’un quartier. Ce n’est plus justement « exclusif » comme le pouvoir voudrait bien le faire croire (ah!! le ghetto, ah!! le clan) mais intensif : comment agit-on ensemble sur un territoire commun.
Historiquement, l’enjeu politique autour de ces « pôles de résistance à la civilisation », c’est toujours construit dans l’imaginaire polarisé de la clairière et de la forêt, du civilisé et du sauvage, du centre et de la périphérie. La clairière n’étant jamais qu’un mode de « dévoilement » de la civilisation, un « progrès » et une « lumière » pour le sauvage. Mais un autre processus l’a suivi en parallèle et c’est ce « rêve monstrueux de la métaphysique » qui consiste, comme le dit bien Virilio, à vouloir réconcilier, à travers la création des Etats modernes, le vrai et le beau. La mise en forme de l’espace s’opère alors à travers des enchaînements géométriques et des satisfactions esthétiques. C’est le moment de la grande planification des parcs d’agrément (Versailles), des grands potagers où l’on « domestique le sauvage » et où l’exotisme des orangeries séduit les visiteurs. Mais toute cette mise en forme fut d’abord une gigantesque entreprise d’extension du quadrillage aux dernières interstices du vivant «Si nous survolons d’anciens jardins, ceux de Chantilly par exemple, nous nous rendons compte qu’ils sont, dans l’ensemble, de même importance géographique qu’une clairière dans une forêt immense. Les allées, les ronds points, les systèmes d’irrigation font penser encore à quelque tracé frayé par une tribu, un espace restreint qui a été ordonné et signifié par une géométrie sociale. Tout autour, il semble que, dans une certaine mesure, l’homme ait encore laissé à la nature la latitude de signifier et de légiférer à sa place. C’est cette dernière latitude qui tend à disparaître totalement à partir du milieu du XVII siècle. A cette époque des hommes qui ne sont ni militaires ni architectes ou ingénieurs prétendent enseigner l’art de tracer des camps et des places fortes. Ils enseignent exactement ce qu’on appelle alors la castramétration, l’art de borner par des tracés géométriques» Virilio, L’insécurité du territoire
Le pouvoir d’aujourd’hui n’opère plus tant par castramétration, il s’est rendu plus doux, il agit dorénavant comme un bon jardinier bio, avec ses auxiliaires, et le moins possible, presque « il laisse faire », et n’intervient qu’en cas « d’urgence ». Pourtant, il y a toujours ce rêve monstrueux de la métaphysique qui le travaille, le rêve de faire se joindre le vrai et le beau, mais sur un mode qui n’est plus celui de la géométrie et de l’esthétique mais celui d’un profilage sécurisé de l’éthique. C’est la nouvelle hégémonie du « Allez belle nature, circulez. Notre bio n’a rien à cacher » (pub pour les bio-cop). Paradoxalement, si cette transparence morale s’étend à toute chose, même à une poire, c’est sur le fond d’un risque permanent, le risque que quelque chose, quelque part résiste à ce flicage étendu. Et c’est assez drôle de voir qu’à chaque fois qu’une gestion se met en place, de ce qui, dans chaque espace, fait apparaître de la forêt , il y a toujours une irréductibilité qui surgit. Par exemple, une « clairière de visibilité » se bouche dans un square où des mats de videosurveillance se sont fait déboulonnés, la « bartasse » reprend ses droits sur un peuplement de l’ONF anéanti par une tornade. Le pouvoir peut facilement concevoir des champs (des champs de savoir aussi), certainement des jardins (des paradis, des refuges), mais la forêt lui est néfaste, et c’est pour cela qu’il lui livre une guerre. D’ailleurs, l’expansion de l’empire romain ne s’est-elle pas faite à travers la guerre à la forêt, à la fois par la mise en place d’énormes champs de céréales et par la déforestation de zones propices aux attaques surprises des rébellions?
[Le lieu n’appartenant à personne]
Le pouvoir a toujours eu des rapports d’inclusion/exclusion à la forêt, dès qu’il a voulu l’habiter, comme si sa » matrice » lui était offerte et interdite à la fois. « Durant leur enfance Romulus et Remus trouvèrent refuge dans les forêts du Latium, mais quand Romulus fonde la ville là où il avait été élevé, il crée un asile dans une clairière. Ceux qui pénétraient dans le cercle de la cité venaient s’y protéger de la forêt qui devint la lisière, la marge contre laquelle fut défini l’espace civique strictement institutionnel. Dans la religion romaine, le dieu des frontières sacrées est Silvanus, divinité des contrées sauvages, et historiquement les frontières naturelles de la res publica romaine furent tracées à la lisière des forêts non domestiquées qui, dans le droit romain antique, avaient le statut de res nullius (n’appartenant à personne). Le domaine public romain, celui qui couvre la juridiction civile, comprenait la cité sacrée ainsi que les propriétés rurales des praticiens, mais il ne s’étendait pas au-delà de l’orée des bois. De fait, on appelait souvent les forêts locus neminis, lieu n’appartenant à personne (il est probable que le mot latin nemus qui signifie bois, vient de nemo, qui signifie personne). La forêt et la cité étaient donc ainsi rigoureusement opposées l’une à l’autre. Dans la forêt on n’étaient personne – nemo. La res nullius se dressait contre la res publica, de sorte que la bordure des bois délimitait les frontières naturelles de l’espace civil. » Robert Harrison, Forêts . Cela est d’une importance capitale pour saisir une certaine spacialisation du pouvoir. Il n’y a pas de pouvoir qui n’ai imaginé le rapport aux lieux autrement que par la polarisation entre son centre et ses marges . La clairière-la forêt, la cité-le sauvage. Ce qui fuit ne pouvant résider qu’à l’extérieur du pouvoir, à sa bordure, mais y résider tout en gardant un certain lien avec lui. Être exclu, mais dans une forme d’inclusion. C’est aussi ce que montre l’histoire de l’homme-loup, du hors la loi, du bandit, ou du banni qui sont toutes des figures limites de la politique. « La figure d’un humain rendu à la nature, mi-homme, mi-animal; non pas un criminel qui fait face à la loi, mais un outlaw qu’animalise son déplacement de la cité vers la forêt, son retranchement de la vie commune. L’essentiel n’étant pas la sanction qui le frappe (puisqu’il n’y a pas de tribunal, pas de jugement), c’est un devenir totalement autre qui l’affecte. » Brossat, Le corps de l’ennemi. Ces figures limites ne sont pas exterminées mais placées hors-champ, hors du champ conventionnel de la loi, hors du champ normal de la cité. Et l’histoire des carnavals populaires, des insurrections paysannes, des révoltes de bandits, aura peut-être été le retour fulgurant de ces figures au sein même de la cité, comme revenues la hanter. Là, le statut du bandit n’est pas à prendre comme une malédiction mais bien comme une chance. Le bandit, qui n’est plus un bout de nature sauvage sans lien aucun avec le droit et la cité (figure romantique), devient un seuil d’indifférence et de passage entre l’animal et l’homme, la forêt et la cité, le masque et le visage. Sa chance est d’habiter paradoxalement dans ces deux mondes à la fois et d’en tirer des effets de ruse et de contagion dès plus opérants. C’est à ces seuils qu’il faut porter attention lorsqu’on parle de la forêt, des seuils non comme des moments de fermeture sur l’une ou l’autre catégorie (trop homme ou trop loup, trop honnête ou trop bandit, trop invisible ou pas assez), mais justement comme un des moyens de rendre commun le visage du masque. C’est une réplique de Marcos depuis la Lacandon : « Nous avons du cacher nos visages pour qu’on nous regarde ».
On ne peut habiter la forêt comme on habiterait dans la res publica, dans son espace publique, ses gares, ses chambres d’hôtels, ses paysages labellisés. En entrant dans une bulle d' » intimité » puis dans l’autre, mais de la manière la plus transparente du monde. On n’habite pas dans la forêt, on habite sa figure. Cela veut dire qu’on habite des formes qui ne résultent pas du hasard (tel café branché plutôt qu’un autre, telle couleur de voiture, telle ville pour le week-end, telle métropole comme prochaine capitale de la culture), mais bien des formes qui constituent une débordante configuration. En un même temps et en un même lieu, il n’y a de place que pour une seule figure, une seule configuration mais qui surgit en prenant toute la place. Elle submerge. Éprouver la figure de la forêt implique donc comme une perception plus intense, semblable à une vague qui revient mais incomparable à celles qui la précédaient, une vague plus forte, une vague plus dansante. Le pouvoir qui ne connaît que les catégories de localisation et d’identification se demandera où se situent les nouvelles forêts, qui sont leurs habitants, comment les reconnaître, comment les neutraliser? Il s’agit au contraire de se demander : de quelle vague sommes nous porteurs, de quelle alliance sommes nous capables, comment habiter cette alliance ou cet alliage, de quelle contagion sommes nous les relais?
[Paysans-guerriers]
Il faut enfoncer un coin dans tout ce vieil ordre symbolique où le bois des contes (avec ses loups mangeurs d’hommes, ses sorcières et ses géants, mais où l’on trouve aussi le « bon chasseur ») trame une tradition du petit secret qui nourrit la manie du fantasme : la forêt interdite, mystérieuse, sauvage, maudite, ancestrale, dangereuse, etc. La forêt où l’on se perd, où les enfants sont abandonnés… Ce qui se joue dans les guerres à venir contre la forêt doit beaucoup à la force d’un certain ordre symbolique. L’espace sombre a toujours constitué la hantise du pouvoir. Depuis la seconde moitié du XVIII, l’écran d’obscurité qui fait obstacle à l’entière visibilité des choses, des gens, des vérités, c’est un vrai cauchemar pour lui. « Dissoudre les fragments de nuit qui s’opposent à la lumière, faire qu’il n’y ait plus d’espace sombre dans la société, démolir ces chambres noires où se forment l’arbitraire politique, les caprices du monarque, les superstitions religieuses, les complots des tyrans et des prêtres, les illusion de l’ignorance, les épidémies. Les châteaux, les hôpitaux, les charniers, les maisons de force, les couvents, dès avant la Révolution, ont suscité une méfiance ou une haine qui n’ont pas été sans une survalorisation; le nouvel ordre politique et moral ne peut pas s’instaurer sans leur effacement. Les romans de terreur, à l’époque de la Révolution, développent tout un fantastique de la muraille, de l’ombre, de la cache et du cachot, qui abritent, dans une complicité qui est significative, les brigands et les aristocrates, les moines et les traîtres : les paysages d’Ann Radcliffe, ce sont des montagnes, des forêts, des cavernes, des châteaux en ruine, des couvents dont l’obscurité et le silence font peur. Or ces espaces imaginaires sont comme la contre-figure des transparences et des visibilités qu’on essaie d’établir. » C’est dans un texte de Foucault L’oeil du pouvoir paru en 1977 dans un livre sur le panoptique de Bentham. Foucault insiste sur le paradoxe que le panoptique de Bentham a été construit sur le modèle du château(avec ses grosses murailles), mais d’un château dont il aurait réussi à rendre visibles tous les recoins. Ce qu’il s’agirait de retenir, contre cette idée maniaque du panoptique, ce n’est pas une invisibilité totale mais bien la part d’indistinction que promet ces contre-espaces que sont les montagnes ou les forêts, là où l’on ne sait plus qui du brigand, qui du soldat, qui du paysan. Le danger pour l’œil du pouvoir, ce n’est pas tant les zones d’ombres en tant que telles, c’est ce que ces zones permettent d’élaboration subversive et de comment ceux qui y vivent en tirent parti. C’est de là que peuvent naître un rapport d’alliance inédit, comme ce fut le cas par exemple lorsque pendant les insurrections hussites, au début du XV siècle en Tchéquie, les paysans vont tenir en déroute les troupes de l’Église pendant près de quinze ans parce qu’ils ont su réinventer une machine de guerre. Une machine de guerre dont l’initiative stratégique, agençant outils et armes, réussit à prendre de vitesse les croisés catholiques. Jan Zizca, le chef des insurgés, arma en effet des forteresses mobiles faites de chars à bœufs et de charrettes de ferme par des canons portatifs et des arbalètes. Certains y ont vu les prémisses de l’artillerie et des guerres de mouvement, mais il s’agit plutôt d’y voir une circulation possible entre des figures apparemment séparées, celle du guerrier et celle du paysan.
[Contre-espace]
L’histoire de l’Occident n’a jamais dressé la carte de ces vies et de ses techniques, justement parce qu’ils ne peuvent apparaître sur aucune carte. Sinon sur une carte imaginaire dont nous nous serions approprié l’agencement. Localiser ces formes de vie ce ne serait pas les coucher sur un plan, ce serait les faire surgir sur un espace troué de zones à inventer, d’évènements en germe, de lieux bien réels mais qui brouillent la cartographie classique du pouvoir, jusqu’à la faire éclater. Le pouvoir survit de cette illusion que nous vivons dans une sorte de vide à l’intérieur duquel on pourrait situer les individus et les choses, à la manière dont on remplit une page blanche de lignes et de points répertoriés et contrôlés. S’il y avait un lien à faire entre cette nouvelle cartographie et la forêt c’est celui là : un lieu qui serait fait d’espaces irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables. C’est ce que Foucault appelle des hétérotopies. et dont l’une des plus fulgurante définition serait celle-ci dans Les mots et les choses : « (…) il y a pire désordre que celui de l’incongru et du rapprochement de ce qui ne convient pas; ce serait le désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possible, l’hétéroclite, et il faut entendre ce mot au plus près de son étymologie : les choses y sont couchées, posées, disposées dans des sites à ce point différents qu’il est impossible de trouver pour eux un espace d’accueil, de définir au-dessous des uns et des autres un lieu commun. Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse, elles ouvrent des cités aux vastes avenues, des jardins bien plantés, des pays faciles, même si leur accès est chimérique. Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la syntaxe et pas seulement celle qui construit les phrases, celle moins manifeste qui fait « tenir ensemble » (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses ». Ce qui fait la portée de ces contre-espaces, de ces hétérotopies, c’est bien de démolir ce dispositif qui consiste à rapporter chaque chose à un opérateur sémantique. Et les pires dispositifs de neutralisation passent aussi par des opérateurs sémantiques : qui est le terroriste, qui est l’émeutier, est-ce que vous aviez l’intention de… ? peut-être que toutes les formes de jugement naissent de cet espace lisse du langage. Dans ce que cette taxinomie recèle de complètement pathologique, il n’est pas étonnant, pour ce qui nous occupe, de savoir que l’invention au milieu du XVIII d’une science naturelle comme l’agronomie soit aussi le passage vers une mise en ordre des vivants à travers le langage : les identifier en les nommant. Jusqu’alors il y avaient bien des êtres et des liens qui les reliaient au monde, toute une fabulation mythologique plus ou moins chaotique, mais à cette époque naissent précisément les premiers efforts théoriques pour comprendre l’agronomie en relation avec le discours sur les richesses (toute richesse est monnayable et c’est ainsi qu’elle entre en circulation, de la même manière que chaque individu est nommable et qu’il peut rentré dans un langage articulé). C’est aussi le moment de la valorisation éthique de la nature, les grands voyages d’enquête, la passion pour les plantes exotiques et les herbiers. Mais la forêt comme hétérotopie, est le contraire de ce que l’histoire à l’âge classique commence à définir comme la « nature ». La forêt comme figure est trop brouillée, enchevêtrée, c’est une vague et elle ne peut entrer dans un rapport au continu, à la « grande nappe des taxinomies ». Elle est désordre, perturbation, catastrophe et c’est bien pour ça que les différents codes forestiers qui se succèdent du XVII au XIX seront aussi le moment où les révoltes paysannes (dont la guerre des demoiselles est un des points culminant de joie armée autour de 1830) auront su mettre en déroute et les gardes forestiers et tout un dispositif mental de lissage des liens magiques. A l’époque, les paysans refusaient tout autant la mise hors d’usage des bois communaux par les forestiers que la mise en ordre de la forêt comme espace quadrillé et aménagé selon les besoins d’un discours rationnel. Surtout parce que cet aménagement est ennemi du jeu que la figure de la forêt permet, avec ses masques de femmes-fées-animaux dont se servaient les insurgés. Ce qui se trame là de neutralisation s’est mis en place parallèlement à l’idée même de nature : «On comprend que dans cette purification du langage, la première forme d’histoire qui se soit constituée ait été l’histoire de la nature. Car elle n’a besoin pour se bâtir que de mots appliqués sans intermédiaire aux choses mêmes. Les documents de cette histoire neuve ne sont pas d’autres mots, des textes ou des archives, mais des espaces clairs où les choses se juxtaposent : des herbiers, des collections, des jardins, le lieu de cette histoire c’est un rectangle intemporel, où, dépouillés de tout commentaire, de tout langage d’alentour, les êtres se présentent les uns à côté des autres, avec leurs surfaces visibles, rapprochés selon leurs traits communs, et par là déjà virtuellement analysés, et porteurs de leur seul nom. On dit souvent que la constitution des jardins botaniques et des collections zoologiques traduisait une nouvelle curiosité pour les plantes et les bêtes exotiques. En fait, depuis bien longtemps déjà, celles-ci avaient sollicités l’intérêt. Ce qui a changé, c’est l’espace où on peut les voir et d’où on peut les décrire. A la Renaissance, l’étrangeté animale était un spectacle; elle figurait dans des fêtes, dans des joutes, dans des combats réels ou fictifs, dans des reconstitutions légendaires, où le bestiaire déroulait ses fables sans âge. Le cabinet d’histoire naturelle et le jardin, tels qu’on les aménage à l’époque classique, substituent au défilé circulaire de la montre l’étalement des choses en tableau. Ce qui s’est glissé entre ces théâtres et ce catalogue, ce n’est pas le désir de savoir, mais une nouvelle forme de nouer les choses à la fois au regard et au discours. » Foucault, Les mots et les choses
La question pour la guerre des demoiselles fut justement de ne pas voir se transformer leur forêt en jardin, en un jardin lisse, catalogue ou tableau. Aujourd’hui, dans un langage plus cybernétique, on parlerait de « réserve de biosphère », le jardin s’étant transformé, à l’échelle du vivant, en un contrôle de flux, chaque paysage, chaque zone, chaque biotope constituant un réseau de matière organique à gérer.
« Le mot jardin vient du germanique « Garten », qui signifie enclos. Historiquement le jardin est le lieu de l’accumulation du « meilleur » : meilleurs fruits, fleurs, légumes, arbres, meilleur art de vivre, meilleures pensées … Le Jardin Planétaire est le lieu de l’accumulation de toute une diversité soumise à l’évolution, aujourd’hui orientée par l’activité humaine et jugée en péril. » Gilles Clément, Le Jardin Planétaire
[Nomos de la terre]
Une époque qui s’en remet ultimement à la maxime «il faut cultiver notre jardin pour sauver la planète» semble décidément ne plus tenir à grand chose. Elle qui avait mis tant d’espoir dans les vertus de la nature humaine voilà qu’elle se trouve dépouillée de tout sens. Elle qui voulait se construire un petit paradis, voilà qu’elle vit l’enfer. (Il n’est qu’à voir l’idée du jardin d’éden en Israël depuis les premières implantations de kibbutz : tour de contrôle et clôture de séparation). Dans les différents aménagements de friches ou de réserves qui se préparent, dans la bonne gestion des paysages au nom de quelque « jardin planétaire » il faut saisir un enjeu stratégique.
Lorsque Clément parle du jardin comme d’un enclos, de la biodiversité qui y est gérée, de l’accumulation du meilleur, il ne parle pas d’une caractéristique essentielle du vivant, il ne parle même pas de biologie, il parle le langage de l’identification. Identifier des espaces : telle espèce à tel endroit, telle niche écologique à tel autre et leur circulation réciproque. Précisément, la biodiversité en tant qu’opération politique, ne peut pénétrer chaque espace sans conjointement le produire en tant qu’espace. C’est-à-dire que l’espace y constitue une certaine manière de découper la multiplicité plutôt que le matériau de base à partir duquel elle est construite. Il faut d’abord neutraliser les liens, sectionner les alliances, extraire les êtres, aplanir les singularités, recoder les différences pour qu’une chose comme « l’espace » apparaisse et qu’on puisse parler de « diversité ». Le péril pour ce système n’est pas tant celui qui nous est offert quotidiennement à mobilisation, celui de la perte chaque seconde d’un montant X de richesse biologique, mais bien celui d’un équilibre général des espaces qui s’effondre, celui d’un réseau des vivants sous contrôle qui dérape, celui d’une série de différences qui disjoncte. La biodiversité est le nom d’un processus visant à maximaliser la bonne circulation des vivants, tout en minimisant le désordre, l’involution, le dysfonctionnement de cette circulation. Mais ce processus est précaire, et il ne faut pas grand chose pour qu’il s’effondre, il a donc besoin pour se maintenir d’être doublé d’une certaine loi, d’une mesure, d’une souveraineté sous laquelle l’ordre social et politique d’une population devient spatialement perceptible. Pour atteindre ce degré minimal de légitimité, il a besoin d’une idée assez archaïque certes, mais très opérante, celle de nomos. Un auteur en a donné, dans un livre publié en Allemagne en 1950, une définition des plus précieuse quant à l’art de l’occupation. «La terre est appelée dans la langue mythique la mère du droit. Ceci implique un triple enracinement du droit et de la justice. En premier lieu, la terre féconde porte en elle-même, au sein de sa fécondité, une mesure intérieure. Car la fatigue et le labeur, les semailles et le labour que l’homme consacre à la terre féconde sont rétribués équitablement par la terre sous forme d’une pousse et d’une récolte. Tout paysan connaît la mesure intérieure de cette justice. En deuxième lieu, le sol défriché et travaillé par l’homme montre des lignes fixes qui rendent manifestes certaines divisions. Elles sont tracées et creusées par les délimitations des champs, des prés et des bois. Elles sont même plantées et semées du fait de la diversité des champs et des fonds, de l’assolement et des jachères. Ces lignes concrétisent les mesures et les règles des cultures qui régissent le travail de l’homme sur la terre. En troisième lieu enfin, la terre porte sur son sol ferme des haies et des clôtures, des bornes, des murs, des maisons et d’autres bâtiments. C’est là que les ordres et les localisations de la vie en société se voient au grand jour. Famille, clan, tribu et état, les modalités de la propriété et du voisinage, mais aussi les formes du pouvoir et de la domination deviennent publiquement apparentes. (…) Le nomos est la mesure qui divise et fixe les terrains et les fonds de terre selon un ordre précis, ainsi que la configuration qui en résulte pour l’ordre politique, social et religieux. La prise de terres, la fondation d’une cité ou d’une colonie rendent visible le nomos avec lequel un clan ou la suite d’un chef ou d’un peuple deviennent sédentaires, c’est-à-dire se fixent historiquement en un lieu et font d’un bout de terre le champ de force d’un ordre. (…) Des termes comme crête et faîte, et des composés comme maison, clôture et enceinte sont des mots originels au caractère localisateur. Au commencement se trouve la clôture. Le monde façonné par l’homme est conditionné en profondeur et jusqu’au niveau conceptuel par la clôture, l’enceinte, la frontière. C’est l’enceinte qui produit le sanctuaire en le soustrayant au commun, en le plaçant sous sa propre loi, en le vouant au divin. Le cercle qui enceint, la haie formée par les hommes, le cercle d’hommes est une forme ancestrale de la vie culturelle, juridique et politique. Le droit et la paix reposent originellement sur des enceintes au sens spatial. Tout nomos est ce qu’il est au au sein de sa clôture. Nomos signifie lieu d’habitation, canton, pâturage, le mot nemus, issu de la même racine peut avoir un sens culturel comme forêt, bosquet, bois.» Schmitt, Le nomos de la terre.
L’enjeu qui se cache derrière le Jardin Planétaire c’est de jouer sur cette image de l’enclos, de l’enceinte, du nomos, mais très exactement en neutralisant la charge politique contenue dans toute forme d’occupation. Là où Schmitt donne à partir du nomos une piste porteuse d’une décision politique, d’un côté ou de l’autre d’un « champ de force », ami ou ennemi ; le Jardin Planétaire, annule d’emblée cette possibilité en étendant aux confins du globe le processus de neutralisation « La couverture anthropique concerne le niveau de « surveillance » du territoire affecté à la régie de l’homme. Dans un jardin, si tout n’est pas maîtrisé, tout est connu. Les espèces délaissées du jardin le sont volontairement, par commodité ou par nécessité, mais l’espace délaissé n’est pas nécessairement un espace inconnu. La planète, entièrement soumise à l’inspection des satellites, est, de ce point de vue, assimilable au jardin. » Quelqu’un qui n’a jamais fait de jardin y verra peut-être de belles images Googleearth, nous y voyons plutôt l’homme dans lequel la figure du sage oriental et celle du bon capitaine de navire se sont réunies, l’homme flottant entre zen et cybernétique. Et lorsque Clément parle des plantes vagabondes c’est encore pour les intégrer aux « transports de la biomasse planétaire », à ces échanges de matières à travers lesquelles il intervient tout en laissant-faire. Mais plus que de philosophie taoïste, c’est la figure gestionnaire de l’entreprise qui s’impose, alliant un état modulatoire à un état de métastabilité perpétuelle. Le faisceau continu de la biodiversité a remplacé les anciennes contraintes de conservation de la nature (celles des premières sociétés de conservation du paysage au XIX e siècle). Et le profilage actuel qui consiste à « mélanger un jardin d’eau et un jardin d’ortie » pour une biennale d’art contemporain, à « savoir agencer le jonc chinois et le pissenlit » pour le parc André-Citroën sonne plus comme un mot de passe au sein de l’entreprise paysagiste planétaire que comme un mot d’ordre à respecter au nom des lois de la nature originelle. Le pire des contrôle a remplacé ici les vieilles disciplines.
Mais il serait trop facile d’opposer à cela la forêt comme zone incontrôlable ou comme pure chaos. Car ici se joue quelque chose d’un tout autre ordre, d’un tout autre nomos, un nomos devenu partisan.
Schmitt, qui a consacré une étude sur la figure du partisan et ses modes d’occupation du territoire avait justement définit ce dernier comme tellurique, c’est-à-dire « liée au sol, à la population autochtone, lié à la configuration géographique du pays, forêts, jungle ou désert ». Mais l’essentiel est que le partisan, lié à la forêt, a quelque chose d’un alliage singulier, lui le tellurique mais aussi l’extrêmement mobile, l’imprévisible, le sans identité propre. La différence centrale entre le néo-paysagiste et le partisan étant justement son rapport à l’espace : son espace n’est pas celui neutralisé du jardin planétaire, c’est un espace vécu, et dans toutes ses dimensions. Le partisan éprouve le territoire qu’il habite. Et on peut dire que si le nomos symbolise ces trois activités que sont « l’occupation, la division des terres, la pâture », l’espace sur lequel les partisans font régner leur loi, leur nomos est d’abord celui de la libre pâture, c’est-à-dire l’occupation des montagnes, de la forêt. Le nomos partisan agit sur un mode de distribution particulier proche peut-être du nomos homérique, sans partage d’espaces fermés, une distribution des hommes dont la détermination opère à travers un espace indéfini, sans enclos. La question dans cet espace étant de savoir non pas ce qui revient à qui mais de comment occuper le plus d’espace possible, comment se propager. Et de comment cette propagation n’agisse pas sur le territoire mais soit le territoire même. Il s’agit d’une toute autre distribution, une distribution démoniaque, sans propriété, sans mesure. « Démoniaque, parce que le propre des démons c’est d’occuper les intervalles, comme de sauter par-dessus les barrières ou les enclos, brouillant les propriétés. Par exemple, la société en Grèce archaïque ne connaît pas d’enclos ni de propriété des pâturages : il ne s’agit pas de distribuer la terre aux bêtes, mais au contraire de les distribuer elles-mêmes, de les répartir çà et là dans un espace illimité, que ce soit une forêt ou un flanc de montagne. C’est pour cela que le terme nomos, l’ordre localisé, désigne originairement un lieu d’occupation mais sans limites précises. » Deleuze, Différence et répétition.
Vu sous cet angle, il se peut que l’agriculture ait contribué à l’organisation mentale du pouvoir : faire des parts dans les champs, faire des parts dans les esprits. Que chacun ait sa part, sa catégorie, ses attributs, ses limites. Comme pour le plan militaire classique. L’agriculture représente de fait une forme dominante d’espace strié avec ses champs bien tracés, son cadastre, ces formes de disciplines, ses divisions, ses unités etc. Le néo-paysagiste venant à sa suite, s’il promeut l’ouverture et les espaces lisses, ne peut en fait que confirmer cette tendance de fond : le pouvoir occupe dorénavant les affects. Et il n’est qu’à voir aujourd’hui comment on tient tant à son petit lopin de conscience, à sa cabane au fond du jardin moral pour comprendre cela: « cultivez votre conscience écologique! » Mais il se peut aussi que l’agriculture, une certaine agriculture, ait été porteuse de quelque chose de démoniaque et si un jardin des démons justement existe, c’est là où il pourrait rentrer dans un autre devenir. Peut-être un nomos partisan.
[Popolo degli alberi]
Dans la Grèce ancienne, on savait que la forêt était le lieu privilégié des apparences ou plutôt de l’indistinction, et une figure en est l’insigne, c’est la déesse de la chasse, Artémis. « Que toutes les montagnes soient miennes déclare Artémis dans l’Hymne que lui consacre Callimaque, et elle précise qu’elle ne descendra en ville que rarement, si on a besoin d’elle. Mais en dehors des monts et des bois, elle hante aussi tous les autres lieux que les Grecs nomment agro, les terres non cultivées, qui, au-delà des champs, marquent les confins du territoire. Agreste, elle est également celle des marais, des lagunes. Elle a sa place en bordure de mer, dans les zones côtières où entre terre et eau les limites sont indécises; elle siège encore dans les régions de l’intérieur quand le débordement d’un fleuve, la stagnation des eaux créent un espace où toute culture se révèle précaire et périlleuse. Plutôt que d’espace de complète sauvagerie, représentant par rapport à la ville et aux terres humanisées de la cité une altérité radicale, il s’agit des confins, des zones limitrophes, des frontières où l’Autre se manifeste dans le contact qu’on entretient régulièrement avec lui, sauvage et cultivé se côtoyant, pour s’opposer certes, mais pour s’interpénétrer tout autant.» Vernant, Figures, idoles, masques
Artémis ne préside pas seulement les espaces des frontières mais également les changements d’état (jeune-adulte, accouchement, chasse, guerre, sacrifice de bêtes sauvages), son rôle profanatoire envers les catégories de civilisé et de sauvage, de même et d’autre, de visage et de masque, lui assure au combat les dons de la ruse : « Les liens d’Artémis avec la guerre apparaissent moins dans les conflits normaux que dans les guerres d’anéantissement total, quand l’enjeu n’est plus la victoire d’une cité sur son adversaire mais la survie d’une communauté humaine dans son ensemble.(…) Dans ces cas extrêmes, la déesse agit par le biais d’une manifestation surnaturelle qui brouille le jeu normal du combat. Aux uns elle apporte l’aveuglement soit qu’ils se trouvent, par elle, dans leur cheminement, égarés, perdus, désorientés, leurs routes confondues ou effacées (par le brouillard, la nuit, la neige), le décor rendu à leurs yeux méconnaissable et étranger (…) Aux autres elle offre, en contraste, une sorte d’hyperlucidité; tantôt elle les guide, sans que l’ennemi les puisse voir, par des chemins secrets; elle éclaire de nuit leur itinéraire, leur montrant la direction à suivre au long de routes plongées dans les ténèbres, tantôt elle illumine leur esprit par une subite inspiration; elle leur suggère une action rituelle décisive ou leur souffle une manœuvre astucieuse, une opération de tromperie qui, par la confusion jetée dans le camp adverse, permettent de paralyser sa puissance excessive et de détourner une situation qui, sur le terrain militaire, paraissait désespérée. »
Le brouillage qu’offre Artémis, la bruyante, la dame des fauves est pour le pouvoir un cauchemar, cela fut un bonheur pour ceux qui, dans les ombres du déclin de l’Antiquité, décidèrent de vivre à ses côtés : les proscrits, les fous, les amants, les brigands, les ermites, les saints, les lépreux, les maquisards, les fugitifs, les inadaptés, les persécutés, les hommes sauvages. Toute une population flottante. Si d’un point de vue théologique, la forêt a représenté comme une anarchie de matière, pour les moines en quête ou errants, étudiants itinérants, troubadours, poètes courtisans, devins et chiromanciers, prédicateurs et sectaires, hérétiques, pèlerins, visionnaires, juifs errants, hommes de dieu, déserteurs, maîtres et apprentis, esclaves en fuite, elle a constitué une communauté réelle. Et ce qui a pu faire la force de toute cette population flottante c’est d’avoir su lier, à un moment donné, sa révolte à un rapport hérétique aux espaces. Cette hérésie n’est pas étrangère à ce qui se joue en Val de Suse par exemple, où toute une culture de ce « popolo degli alberi » circule encore, vivante au territoire, prête contre l’ordre de la civilisation à faire jouer ce désordre qui fait scintiller les fragments d’un grand nombre d’ordres possibles.
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Bibliographie préparatoire à une étude de la forêt
R. Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental.
R. Harrison, Jardins Essai sur la condition humaine.
R. Assunto, Retour au jardin.
Haudricourt, L’hommme et les plantes cultivées.
E. Junger, Le recours aux forêts.
P. Clastres, Chronique des indiens Guayaki.
P. Sahlins, Forest Rites.
Tocqueville, Quinze jours au désert.
L.Masson, Les enfants sauvages.
C. Schmitt, Théorie du partisan.
C. Chalvet, Une histoire de la forêt.
J. Brosse, Mythologie des arbres.
R. Dumas, Traité de l’arbre.
Vernant, Figures, idoles, masques.
B. Hell, Sang noir, forêt et mythe de l’homme sauvage.
E. Dion, Le Peuple de la forêt